Tredici casi contro la Turchia

Corte Europea dei Diritti dell’Uomo, TREDICI CASI CONTRO TURCHIA sentenza dell’08 luglio 1999

 

COMUNICATO STAMPA

Le 8 juillet 1999, à Strasbourg, la Cour européenne des Droits de l’Homme a rendu un arrêt dans chacune des treize affaires suivantes : Ceylan c. Turquie, Arslan c. Turquie, Gerger c. Turquie, Polat c. Turquie, Karatas c. Turquie, Erdogdu et Ince c. Turquie, Baskaya et Okçuoglu c. Turquie , Okçuoglu c. Turquie, Sürek et Özdemir c. Turquie, Sürek c. Turquie (n° 1), Sürek c. Turquie (n° 2), Sürek c. Turquie (n° 3), et Sürek c. Turquie (n° 4).

La Cour conclut à une violation du droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, dans les affaires Ceylan c. Turquie (par seize voix contre une), Arslan c. Turquie (unanimité), Gerger c. Turquie (seize voix contre une), Polat c. Turquie (unanimité), Karatas c. Turquie (douze voix contre cinq), Erdogdu et Ince c. Turquie (unanimité), Baskaya et Okçuoglu c. Turquie (unanimité), Okçuoglu c. Turquie (unanimité), Sürek et Özdemir c. Turquie (onze voix contre six), Sürek c. Turquie (n° 2) (seize voix contre une) et Sürek c. Turquie (n° 4) (seize voix contre une). Elle juge qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition dans les affaires Sürek c. Turquie (n° 1) (onze voix contre six) et Sürek c. Turquie (n° 3) (dix voix contre sept).

En outre, dans les affaires Gerger c. Turquie, Karatas c. Turquie, Baskaya et Okçuoglu c. Turquie, Okçuoglu c. Turquie, Sürek et Özdemir c. Turquie, Sürek c. Turquie (n° 1), Sürek c. Turquie (n° 2) Sürek c. Turquie (n° 3) et Sürek c. Turquie (n° 4), la Cour conclut, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation du droit des requérants à ce que leur cause soit entendue par un " tribunal indépendant et impartial " au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, résultant du fait qu’ils ont été jugés par une Cour de sûreté de l’Etat, juridiction dont l’un des trois membres est un juge militaire.

De plus, dans l’affaire Baskaya et Okçuoglu c. Turquie, elle conclut, à l’unanimité, à une violation de l’article 7 de la Convention (pas de peine sans loi) dans le chef du deuxième requérant.

Enfin, en application de l’article 41 de la Convention (satisfaction équitable), elle alloue aux requérants les sommes suivantes : 40 000 francs français (FRF) pour préjudice moral et 15 000 FRF pour frais et dépens dans l’affaire Ceylan c. Turquie ; 30 000 FRF pour préjudice moral et 15 000 FRF pour frais et dépens dans l’affaire Arslan c. Turquie ; 40 000 FRF pour préjudice moral et 20 000 FRF pour frais et dépens dans l’affaire Gerger c. Turquie ; 1 415 USD pour préjudice matériel, 40 000 FRF pour préjudice moral et 20 000 FRF pour frais et dépens, dans l’affaire Polat c. Turquie ; 40 000 FRF pour préjudice moral et 20 000 FRF pour frais et dépens dans l’affaire Karatas c. Turquie ; 30 000 FRF à chacun des requérants pour préjudice moral, 10 000 FRF à M. Erdogdu et 2 004 FRF à M. Ince pour frais et dépens, dans l’affaire Erdogdu et Ince c. Turquie ; 67 400 FRF au premier requérant et 17 400 FRF au second requérant pour préjudice matériel, 40 000 FRF au premier requérant et 45 000 FRF au second requérant pour préjudice moral, et 22 000 FRF au premier requérant et 15 000 FRF au second requérant pour frais et dépens, dans l’affaire Baskaya et Okçuoglu c. Turquie ; 40 000 FRF pour préjudice moral et 20 000 FRF pour frais et dépens dans l’affaire Okçuoglu c. Turquie ; 8 000 FRF au premier requérant pour dommage matériel et, à chacun des requérants, 30 000 FRF pour dommage moral et 15 000 FRF pour frais et dépens, dans l’affaire Sürek et Özdemir c. Turquie ; 10 000 FRF pour frais et dépens dans l’affaire Sürek c. Turquie (n° 1) ; 13 000 FRF pour préjudice matériel, 30 000 FRF pour préjudice moral et 15 000 FRF pour frais et dépens dans l’affaire Sürek c. Turquie (n° 2); 15 000 FRF pour frais et dépens dans l’affaire Sürek c. Turquie (n° 3) ; 3 000 FRF pour préjudice matériel, 30 000 FRF pour préjudice moral et 15 000 FRF pour frais et dépens dans l’affaire Sürek c. Turquie (n° 4).

A. Les principaux faits

1. Affaire Ceylan c. Turquie

Le requérant, Münir Ceylan, ressortissant turc, est né en 1951 et réside à Istanbul.

Alors qu’il était président du syndicat des travailleurs du secteur pétrolier (Petrol-Is Sendikast), le requérant signa, dans le numéro de la semaine du 21 au 28 juillet 1991 de Yeni Ülke (" Pays Nouveau "), hebdomadaire publié à Istanbul, un article intitulé " Le temps est venu pour les travailleur de parler, demain il sera trop tard ". Traduit devant la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul à la suite de cette publication, il fut, le 3 mai 1993, condamné à une peine d’un an et huit mois d’emprisonnement assortie d’une amende de 100 000 livres turques (TRL) pour infraction à l’article 312 §§ 2 et 3 du code pénal : ladite Cour estimait que le requérant avait, dans cet article, provoqué l’hostilité et la haine au sein de la population en opérant des distinctions fondées sur l’appartenance à une ethnie, à une région et à une classe sociale.

2. Affaire Arslan c. Turquie

Le requérant, Günay Arslan, ressortissant turc, est né en 1960 et réside à Istanbul.

Il est l’auteur d’un livre intitulé Yas Tutan Tarih, 33 Kursun (" L’histoire en deuil, 33 balles "). L’ouvrage fut publié une première fois en décembre 1989 et le requérant fut condamné par la Cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul (le 29 mars 1991) à six ans et trois mois d’emprisonnement en application de l’article 142 §§ 3 et 6 du code pénal pour propagande séparatiste. Toutefois, cette disposition du code pénal turc ayant été abrogée par la loi n° 3713 du 12 avril 1991 relative à la lutte contre le terrorisme, la cour de sûreté, par un arrêt complémentaire du 3 mai 1991, déclara la condamnation du requérant nulle et non avenue.

L’ouvrage fut réédité le 21 juillet 1991 et, par un arrêt du 28 janvier 1993, la Cour de sûreté de l’Etat déclara le requérant coupable de propagande contre " l’unité indivisible de l'Etat " et lui infligea, en application de l’article 8 de la loi n° 3713, une peine d’emprisonnement d’un an et huit mois ainsi qu’une amende de 41 666 666 TRL.

3. Affaire Gerger c. Turquie

Le requérant, Haluk Gerger, ressortissant turc, est né en 1950 et réside à Ankara.

Le 23 mai 1993 eut lieu à Ankara une cérémonie à la mémoire de Deniz Gezmis, Yusuf Aslan et Hüseyin Inan, lesquels avaient été à l’origine d’un mouvement d’extrême gauche déclenché parmi les étudiants à la fin des années soixante ; condamnés à la peine capitale pour recours à la violence dans le but de détruire l’ordre constitutionnel, les trois hommes avaient été exécutés en mai 1972. Le requérant avait été invité à prendre la parole lors de cette cérémonie mais, empêché, il avait adressé au comité d’organisation un message qui fut lu au public.

Jugeant que, par ce message, le requérant avait fait de la propagande contre l’unité de la nation et l’intégrité territoriale de l’Etat, la Cour de sûreté de l’Etat d’Ankara le déclara coupable de l’infraction visée à l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme et le condamna à une peine d’emprisonnement d’un an et huit mois ainsi qu’à une amende de 203 333 333 TRL.

4. Affaire Polat c. Turquie

Le requérant, Edip Polat, ressortissant turc, est né en 1962 et réside à Diyarbakir.

En 1991, le requérant publia un livre intitulé " de chaque aurore, on fit un Newroz " (Vevrozladik Safaklari). Par un arrêt du 23 décembre 1992, la Cour de Sûreté de l’Etat d’Ankara jugea que, par ledit ouvrage, le requérant avait fait de la propagande contre l’intégrité territoriale de l’Etat et l’unité indivisible de la nation au sens de l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, et le condamna à deux ans d’emprisonnement et à une amende de 50 000 000 TRL.

5. Affaire Karatas c. Turquie

Le requérant, Hüseyin Karatas, ressortissant turc, est né en 1963 et réside à Istanbul.

En novembre 1991, il publia un recueil de poèmes intitulé Dersim – Bir Isyanin Türüsü(" Le chant d’une rébellion – Dersim "). Jugeant que, par cet ouvrage, le requérant avait fait de la propagande contre l’unité indivisible de l’Etat au sens de l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, la Cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul, par un arrêt du 22 février 1993, le condamna à un an et huit mois d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 41 666 666 livres turques. A la suite de l’entrée en vigueur de la loi n° 4126 du 27 octobre 1995, ces peines furent révisées et portées à un an, un mois et dix jours d’emprisonnement et 111 111 110 TRL.

6. Affaire Erdogdu et Ince c. Turquie

Ümit Erdogdu et Selami Ince sont tous deux ressortissants turcs. Le premier est né en 1970 et réside à Istanbul, le second est né en 1966 et réside à Ankara.

A l'époque des faits, M. Erdogdu, était rédacteur en chef de la revue mensuelleDemokrat Muhalefet ! (" Opposition démocratique ! "). Dans son numéro de janvier 1992, la revue publia un entretien avec un sociologue turc, interrogé par le second requérant, M. Ince. La Cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul jugea que, par la publication de cet entretien, les requérants s’étaient rendus coupables de diffusion de propagande contre l’intégrité de l’Etat au sens de l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme ; par un arrêt du 12 août 1993, elle les condamna respectivement, à cinq mois d’emprisonnement et une amende de 41 666 666 TRL et à un an et huit mois d’emprisonnement et une amende de 41 666 666 TRL. A la suite de l’entrée en vigueur des lois n° 4126 du 27 octobre 1995 et n° 4304 du 14 août 1997, la cour décida de surseoir à prononcer une peine définitive contre le premier requérant et ordonna le sursis de la peine prononcée à l’encontre du second requérant.

7. Baskaya et Okçuoglu c. Turquie

Fikret Baskaya et Mehemet Selim Okçuoglu, tous deux ressortissants turcs, sont nés respectivement en 1940 et 1964. Le premier est professeur d’économie et journaliste et réside à Ankara ; le second possède la maison d’édition Doz Basin Yayin Ltd Sti et réside à Istanbul.

En avril 1991, Doz Basin Yayin Ltd Sti publia un livre écrit par le premier requérant intitulé " Batililasma, Çagdaslasma, Kalkinma – Paradigmanin Iflasi/Resmi Ideolojinin Elestirisine Giris " (" Occidentalisation, modernisation, développement  effondrement d'un paradigme/une introduction à la critique de l'idéologie officielle ").

Estimant que, par cet ouvrage, les requérants avaient diffusé de la propagande contre l’indivisibilité de l’Etat au sens de l’article 8 de la loi n° 3713 du 12 avril 1991 relative à la lutte contre le terrorisme, le Procureur près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul les poursuivit devant cette juridiction. Le 14 octobre 1992, ladite cour acquitta les intéressés au motif que globalement, ce livre était un travail universitaire ne renfermant aucun élément de propagande. Saisie par le procureur, la Cour de cassation annula l’arrêt de première instance et renvoya l’affaire. Par un arrêt du 5 août 1993, la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul condamna le premier requérant à un an et huit mois d’emprisonnement et à une amende de 41 666 666 TRL et le second requérant, à cinq mois d’emprisonnement et à une amende du même montant.

8. Okçuoglu c. Turquie

Le requérant, Ahmet Zeki Okçuoglu, ressortissant turc, est né en 1950 et réside à Istanbul.

En mai 1991, la revue " Demokrat " (Démocrate) publia, dans son numéro 12, le compte rendu d’une table ronde qu’elle avait organisée et à laquelle avait participé le requérant ; cette publication était intitulée Kürt Sorununun Dünü ve Bugünü (" Le passé et le présent du problème kurde ").

Le 11 mars 1993, la Cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul jugea que les propos tenus par le requérant et reproduits dans cette publication, s’analysaient en de la propagande contre l’unité indivisible de l’Etat au sens de l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme ; elle lui infligea une peine d’emprisonnement d’un an et huit mois ainsi qu’une amende de 41 666 666 TRL. Suite à l’entrée en vigueur de la loi n° 4126 du 27 octobre 1995, la cour de sûreté de l’Etat réexamina l’affaire au fond et ramena la peine d’emprisonnement à un an, un mois et dix jours, et porta l’amende à 111 111 110 TRL.

9. Affaire Sürek et Özdemir c. Turquie

Kamil Tekin Sürek et Yücel Özdemir sont tous deux ressortissants turcs. Le premier est né 1957 et réside à Istanbul ; le second est né en 1968 et réside en Allemagne, à Cologne.

A l'époque des faits, le premier requérant, était l'actionnaire majoritaire de la société turque Deniz Basin Yayin Sanayi ve Ticaret Organizasyon, qui possède la revue hebdomadaire Haberde Yorumda Gerçek (Nouvelles et commentaires : la vérité), publiée à Istanbul. Le second requérant, était le rédacteur en chef de la revue.

Dans les numéros du 31 mai et du 7 juin 1992 de la revue fut publié un entretien en deux volets avec un dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (" PKK "), organisation illégale. Le premier numéro publiait en outre une déclaration commune de quatre organisations socialistes.

Le 27 mai 1993, la Cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul jugea les requérants coupables de propagande contre l’indivisibilité de l’Etat en raison des publications susmentionnées, au titre des articles 6 et 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme ; le premier requérant fut condamné à deux amendes d’un montant globale de 300 000 000 TRL, et le second, à une peine d’emprisonnement de six mois et à deux amendes d’un montant global de 150 000 000 TRL.

10. Affaire Sürek c. Turquie (n° 1)

Dans le numéro 23 du 30 août 1992 de la revue Haberde Yorumda Gerçek furent publiés deux articles rédigés par des lecteurs, intitulés " Silahlar Özgürlügü Engelleyemez " (" Les armes ne peuvent rien contre la liberté ") et " Suç Bizim " (" C'est notre faute ").

Le 12 avril 1993, la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul jugea que, entant que propriétaire de la revue dans laquelle les écrits susmentionnés avaient été publiés, le requérant était coupable de propagande contre l’indivisibilité de l’Etat au sens de l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme ; elle le condamna à une amende de 1 666 666 666 TRL. Statuant sur renvoi après cassation, ladite cour, par un arrêt du 12 avril 1994, réduisit l’amende à 83 333 333 TRL.

11. Affaire Sürek c. Turquie (n° 2)

Dans le numéro du 26 avril 1992 de la revue Haberde Yorumda Gerçek fut publié un reportage reprenant des informations communiquées lors d'une conférence de presse donnée par une délégation  composée de deux anciens députés turcs, Leyla Zana et Orhan Dogan, de Lord Avebury et d'un membre de l'église anglicane  au cours d'une visite dans le village de Sirnak, à la suite de tensions apparues dans la région. Ce reportage comprenait un article indiquant que le gouverneur de Sirnak aurait déclaré à la délégation que le chef de la police de ce village avait donné l'ordre d'ouvrir le feu sur la population. Il reproduisait également un dialogue entre Leyla Zana, Orhan Dogan et Ismet Yediyildiz, commandant de gendarmerie.

Le 2 septembre 1993, la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul jugea que le requérant, en sa qualité de propriétaire de la revue, était coupable d’avoir divulgué l’identité de fonctionnaires chargés de la lutte contre le terrorisme et d’en avoir ainsi fait la cible des terroristes ; en application de l’article 6 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, elle le condamna à une amende de 54 000 000 TRL.

12. Affaire Sürek c. Turquie (n° 3)

Dans le numéro 42 de la revue Haberde Yorumda Gerçek, du 9 janvier 1993, fut publié un commentaire de presse intitulé " A Botan les paysans pauvres chassent les propriétaires ! ".

Le 27 septembre 1993, la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul jugea que le requérant, en sa qualité de propriétaire de la revue, était, en raison de la publication dudit commentaire, coupable de propagande contre l’indivisibilité de l’Etat au sens de l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme ; elle le condamna à une amende de 83 333 333 TRL.

13. Affaire Sürek c. Turquie (n° 4)

Dans le numéro 51 du 13 mars 1993 de la revue Haberde Yorumda Gerçek fut publié un point de vue intitulé " Le retour de Kawa et Dehak " ; l'article analysait les événements susceptibles de se produire lors de la fête de Newroz qui devait se tenir peu après. Dans le même numéro parut aussi un entretien de l’agence de presse kurde avec un représentant de l’ERNK, qualifiée d’aile politique du PKK, organisation illégale.

Le 27 septembre 1993, la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul jugea que le requérant, en sa qualité de propriétaire de la revue, était, en raison de la publication desdits points de vue et entretien, coupable de propagande contre l’indivisibilité de l’Etat au sens des articles 6 et 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme ; elle le condamna à une amende de 83 333 333 TRL.

B. Procédure et composition de la Cour

Les requêtes ont été introduites devant la Commission européenne des Droits de l’Homme en 1994 et 1995. Après avoir déclaré les requêtes, selon les cas, recevables ou partiellement recevables, la Commission a adopté treize rapports distincts ; huit de ces rapports sont datés du 11 décembre 1997, et les cinq autres, du 13 janvier 1998. Dans dix des affaires concernées, la Commission formule l’avis qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention (affaires Ceylan c. Turquie, Arslan c. Turquie, Gerger c. Turquie, Polat c. Turquie, Karatas c. Turquie, Erdogdu et Ince c. Turquie, Baskaya et Okçuoglu c. Turquie, Okçuoglu c. Turquie, Sürek et Özdemir c. Turquie et Sürek (n° 4) c. Turquie). Elle formule en outre l’avis, dans neuf de ces affaires, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention (affaires Gerger c. Turquie, Karatas c. Turquie, Baskaya et Okçuoglu c. Turquie, Okçuoglu c. Turquie, Sürek et Özdemir c. Turquie, Sürek c. Turquie (n° 1), Sürek c. Turquie (n° 2), Sürek c. Turquie (n° 3) et Sürek c. Turquie (n° 4). Enfin, dans l’affaire Baskaya et Okçuoglu c. Turquie, elle exprime l’avis qu’il y a eu violation de l’article 7 de la Convention dans le chef du deuxième requérant.

La Commission a porté les affaires devant la Cour en mars et avril 1998.

Conformément aux dispositions transitoires du Protocole n° 11 à la Convention, les affaires ont été transmises à la Grande Chambre de la Cour européenne des Droits de l’Homme à la date d’entrée en vigueur du Protocole, le 1er novembre 1998. Les arrêts ont été rendus par la même Grande Chambre composée de 17 juges

3. Résumé des arrêts

a) Article 10 de la Convention

Les requérants se plaignaient tous de ce que leur condamnation s’analysait en une atteinte à leur droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention.

Dans chacune de ces affaires, la Cour a constaté que les condamnations litigieuses s’analysaient en des " ingérences " dans le droit à la liberté d’expression des requérants. Admettant que lesdites ingérences étaient " prévues par la loi " au sens du second paragraphe de l’article 10 et poursuivaient au moins l’un des " buts légitimes " énumérés par cette disposition, la Cour a examiné si elles pouvaient passer pour " nécessaires dans une société démocratique " à la réalisation de ces buts. Elle a conclu à une violation de l’article 10 dans onze des treize affaires.

Dans les affaires Erdogdu et Ince c. Turquie, Okçuoglu c. Turquie, Sürek et Özdemir c. Turquie, Sürek (n° 1) c. Turquie , Sürek (n° 2) c. Turquie, Sürek (n° 3) c. Turquie et Sürek (n° 4) c. Turquie elle rappelle notamment le rôle essentiel que joue la presse dans le bon fonctionnement d'une démocratie politique. Si la presse ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de la protection des intérêts vitaux de l’Etat, telles la sécurité nationale ou l’intégrité territoriale, contre la menace de violence, ou en vue de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions politiques, y compris sur celles qui divisent l’opinion. A sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. La liberté de la presse fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants.

Enfin, dans l’affaire Karatas c. Turquie elle rappelle que l’article 10 englobe la liberté d’expression artistique qui permet de participer à l’échange public des informations et idées culturelles, politiques et sociales de toute sorte. Ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une uvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique. D’où l’obligation, pour l’Etat, de ne pas empiéter indûment sur leur liberté d’expression.

La Cour souligne ensuite, dans chacun des arrêts, qu’il résulte aussi de sa jurisprudence que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général et que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier ou même d’un homme politique. Selon elle, dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique ; en outre, la position dominante qu’il occupe lui commande de témoigner de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il y a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires. D’après elle, il reste néanmoins loisible aux autorités compétentes de l’Etat d’adopter, en leur qualité de garantes de l’ordre public, des mesures même pénales, destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à de pareils propos ; en outre, là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’Etat ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression.

C’est à la lumière des principes susexposés et au vu du contenu de chacune des déclarations litigieuses  la Cour a vérifié dans chaque affaire si les déclarations en cause incitaient à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement , du contexte dans lesquelles elles s’inscrivent et de la nature et de la lourdeur des peines infligées, que la Cour parvient à ses conclusions.

b) Article 6 § 1 de la Convention

Dans les neuf affaires où elle était compétente pour trancher cette question, la Cour conclut qu’il y a eu violation du droit des requérants à ce que leur cause soit entendue par un " tribunal indépendant et impartial " au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, résultant du fait qu’ils ont été jugés par une Cour de sûreté de l’Etat, une juridiction composé de trois membre dont un juge militaire.

A cet égard, la Cour rappelle que, dans ses arrêts Incal c. Turquie du 9 juin 1998 et Çiraklar c. Turquie du 28 octobre 1998, elle a noté que, si le statut des juges militaires siégeant au sein des cours de sûreté de l'Etat fournissait des gages d'indépendance et d'impartialité, certaines caractéristiques du statut de ces juges rendaient leur indépendance et leur impartialité sujettes à caution, comme le fait qu'il s'agisse de militaires continuant d'appartenir à l'armée, laquelle dépend à son tour du pouvoir exécutif, le fait qu'ils restent soumis à la discipline militaire et le fait que leurs désignation et nomination requièrent pour une large part l'intervention de l'administration et de l'armée. N’apercevant aucune raison de se départir de la conclusion de violation de l’article 6 § 1 à laquelle elle était parvenue dans ces arrêts, elle juge qu’il y a également eu méconnaissance de cette disposition dans les neuf affaires dont il est présentement question.

 

c) Article 7 de la Convention

Dans l’affaire Baskaya et Okçuoglu c. Turquie, la Cour rappelle que l'article 7 consacre notamment le principe selon lequel il ne peut y avoir de peine sans loi (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l'accusé, par exemple par analogie.

La Cour estime en l’espèce que, en tant que telle, la condamnation des requérants en vertu de l'article 8 de la loi de 1991 relative à la lutte contre le terrorisme n'a pas méconnu le principe " nulla poena sine lege " consacré à l'article 7. Par contre, elle considère que le fait que le second requérant a été condamné à une peine d'emprisonnement est incompatible avec cet article, dans la mesure où une telle peine résulte d'une disposition de l'article 8 § 2 qui s'applique expressément aux rédacteurs en chef, les éditeurs n'étant quant à eux passibles que d'une amende. Selon la Cour, il apparaît que l'article 8 § 2 est une lex specialis valable pour les rédacteurs en chef et éditeurs et que la condamnation du second requérant, alors qu’il était éditeur, se fondait en l'occurrence sur une interprétation extensive, par analogie, de la règle énoncée dans le même paragraphe applicable à la sanction des rédacteurs en chef.

Plusieurs juges ont exprimé une opinion séparée dont le texte se trouve joint aux arrêts.